Itinérer

Les premiers vents salins du printemps sont portés par le Fleuve, ils empruntent les chemins de travers, le parc quartier et la cote St-Jacques gorgeant l’air que je respire d’effluves délicates, émoustillant la mémoire dite olfactive ou se cachent moult images, flashs et parcelles de souvenir que l’on croit perdu à jamais. Les odeurs salicornées de cette brise marine portent en elles une certaine mélancolie, un gout de larmes.

Dans mon quartier, cette caresse du fluvial faisait fuir l’hiver annonçant le retour d’un personnage unique, le seul itinérant connu de Rivière-du-Loup, Monsieur Raisin. L’homme de forte stature, manteau sombre et chevelure en friche a itinéré en ville, alternant ses déambulations entre les parcs et ses visites au marché Richelieu d’où il y ressortait généralement avec des bananes et sa grappe de raisins. Homme de très peu de mots, discret et taciturne, il faisait néanmoins partie intégrante de notre microcosme, les gens le saluant discrètement avec gentillesse. Notre Homme quitta définitivement la rue en 2008 accueillant enfin un peu de douceur et de dignité dans sa vie, son âme vagabonde et résiliente pouvant enfin espérer un peu de quiétude.

Brisé

L’histoire de Raisin, pour le peu que l’on en sache est celle d’un homme brisé, qui n’était plus chez lui nulle part. Parfois, la souffrance est si vive et totale qu’elle anéantit tous repères laissant certains complètement démunis, sans famille, sans travail, sans toit, déshumanisé. Pour Monsieur Raisin, cette longue errance qui débuta à la fin des années 80 pour durer plus d’un quart de siècle.

Ironiquement, celui qui recherchait désespérément l’oubli était connu de tous. D’un Monsieur Pelletier anonyme, il s’est lentement métamorphosé en Monsieur Raisin, ce mammouth arpentant le centre-ville de Rivière du loup suscitant curiosité, dédain, mais surtout une forme de respect, curieuse impression de croiser le survivant d’une effroyable guerre intérieure.

Rue

Depuis Monsieur Raisin, le phénomène de l’itinérance c’est non seulement amplifié, mais pire, il s’est sophistiqué. L’explosion du marché immobilier et la hausse brutale du prix des loyers jettent actuellement des étudiants, des travailleurs et des familles à la rue. Leur dépendance locative les obligeant à se loger temporairement chez des parents, des amis, une véritable tragédie à ciel ouvert.

L’ironie de cette situation m’agrippe solidement à la gorge... à l’époque ou M Raisin était le seul itinérant en ville, tout le monde le voyait, alors qu’aujourd’hui en pleine pandémie de sans logis plus personne ne semble s’en préoccuper. Des légions de zombies, le nez collé sur leurs écrans, déambulent dans les rues, insensibles aux gens qui y dorment, qui y meurent. La guerre intérieure qui ravageait l’esprit et le corps de Monsieur Raisin s’est décuplée et déferle sous nos yeux aveuglés par une réalité parallèle entrainant des hordes d’itinérants dans une spirale dont l’issue est plus qu’incertaine. Devrions-nous mettre des toits au-dessus de nos rues pour nous donner bonne conscience ? Pendant que les milliardaires usurpent de force le contrôle de nos démocraties, les gouvernements ordonnent le démantèlement des abris de fortune des nombreux itinérants, des migrants et des autres laissés pour compte. Ces idiots devront un jour se promener dans la rue... et nous serons nombreux à les attendre.

Je dédis humblement ce texte à Monsieur Armand Pelletier alias Monsieur Raisin qui a vécu dans mon quartier dans la défaveur et la maladie sans jamais en affliger les autres. Pour les petits cafés que je lui offrais quand il passait devant chez moi les vendredis du début du siècle en échange d’un «merci mon homme» discret et sincère... dans le fond, c’est moi qui le remerciait d’être aussi résilient et courageux devant ce monde absurde et injuste.

En complément, je vous propose c'est deux superbes texte sur M. Pelletier de François Drouin.

  >> Au revoir « Raisin », bonjour Armand Pelletier

  >> Armand Pelletier (alias Raisin): comme un arbre en fleurs