Moi je sais, parce que je suis un peu sorcier et que je lis les anciens contes gravés dans la pierre, enfouis sous les repousses des forêts, dessinés dans le lit des ruisseaux.
Au fond du lac Témiscouata, sous les eaux troublantes et les troncs engloutis, dans la vase millénaire, il y a le purgatoire des vieux Témiscouatains. Ceux qui sont morts depuis toujours : les fiers Indiens, les courageux pionniers, les conquérants altiers, les femmes infatigables, les enfants turbulents. Les hommes des bois et de la terre, les prêtres et les soldats, les filles en fleur et les aïeules ridées, les femmes de cœur et de tête, les gens d’hier, d’avant-hier et de la nuit des temps…

De ceux qui sont morts au Témiscouata, quelques-uns sont passés sans transition de leurs paysages terrestres à l’infini du paradis. Quelques autres sont allés sans attendre à la triste éternité des enfers.
Mais la plupart n’étaient ni des anges ni des démons, parce qu’ils étaient simplement humains. Ceux-là ne méritent pas la damnation, mais ne sont pas sans fautes.
Ceux qui sont morts au Témiscouata, pour la plupart, ont besoin d’un temps pour atteindre toute leur beauté, comme les papillons ont besoin d’être chenilles, comme la fleur a besoin d’un sombre séjour sous la terre avant de lancer dans la lumière du grand soleil ses parfums et ses couleurs.
Alors les âmes de tous ces morts baignent aux profondeurs du lac Témiscouata, sous les eaux troublantes et les troncs engloutis, dans la vase millénaire qui les nettoie sans les étouffer, qui les adoucit peu à peu, qui leur enlève les dernières cicatrices de leurs méchancetés humaines.
Puis, quand leur temps est fait, les vieux Témiscouatains sortent du lac pour s’élancer dans l’infini. Quand, le jour, vous voyez tout à coup un éclat de lumière qui danse un moment sur une vague avant de s’envoler comme dans un souffle, vous voyez un Témiscouatain du passé, votre ancêtre peut-être, qui accède à la plénitude du bonheur. La nuit, quand vous vous demandez si c’est un reflet d’étoile ou bien un feu-follet qui s’allume dans la houle, sachez que c’est une âme libérée qui monte au ciel.

Saluez-les, ces bienheureux et bienheureuses qui ont été, avant vous, des Témiscouatains bien ordinaires. Et surtout ne troublez pas les eaux du lac : plus cette eau est claire, plus elle est pure, plus vite les âmes du purgatoire seront libérées de leurs souillures.
Ne troublez pas les eaux du lac. Vous aussi, un jour, vous aurez besoin d’elles…