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La rose et le papillon

durée 14 septembre 2013 | 10h00

Un jeune homme est assis sur un coussin de foin sec, le dos appuyé à la clôture de pieux.  Il regarde, sans trop le voir, le chemin herbu qui monte, vers le sud, jusqu’à la ferme de Thomas Michaud.

Le jeune homme a dix-huit ans, de beaux cheveux couleur d’ombre, des yeux gris-bleu.  Il est parfaitement immobile, sauf les yeux, qui voyagent de la terre jaune au ciel blanc.

Il fait chaud.  Pourtant le ciel est plein de nuages.  Et dans ces nuages bousculés par le vent, le garçon voit naître et se défaire des figures changeantes, des formes étranges, des animaux fabuleux.

Soudain le regard gris-bleu descend du ciel, attiré par une tache claire apparue là-bas, tout au bout du chemin des Michaud.  La tache claire s’avance, tout doucement, et le garçon reconnaît une robe rose.

C’est une jeune fille vêtue d’une robe rose qui marche tranquillement vers le fleuve.  Elle est coiffée d’un grand chapeau de paille, et dans ses mains elle tient un bouquet de fleurs sauvages.

Elle respire à pleins poumons le bon air salin, elle hume l’odeur douce du foin coupé.  Elle regarde en plissant les yeux l’immensité du paysage et les papillons jaunes qui volent autour de son bouquet.

Il lui faut un long temps pour descendre tout le chemin.  Pendant tout ce temps, le jeune homme reste parfaitement immobile, à demi caché par les framboisiers qui poussent le long de la clôture.

La jeune fille descend comme une apparition, rose de joues comme de robe, avec son bouquet, ses papillons et ses doux yeux de myope.  Elle a dix-sept ans peut-être.  Sous le grand chapeau de paille, son chignon brun se défait un peu.

Elle sursaute en découvrant le jeune homme aux grands yeux bleus.  Son chapeau tombe, son chignon finit de se défaire et les papillons s’enfuient.

—Qui êtes-vous?  Que faites-vous là? demande-t-elle d’une voix sévère.

Le jeune homme se lève, époussetant ses vêtements d’une main négligente.

—N’ayez pas peur, dit-il.  Je m’appelle Émile.  Je suis un ami d’Ulric Michaud.

—Oh!  Je n’ai pas peur, réplique la jeune fille.  Vous m’avez surprise, c’est tout.  Vous êtes en visite chez les Michaud, vous aussi?

—Je suis en vacances, répond le garçon.  Mon père a loué la maison des Bélanger, près de l’église.

Il y a un moment de silence, puis Émile reprend d’une voix infiniment triste :

—Je vais repartir bientôt.  Je retourne vers la mort.  Comment vous appelez-vous, mademoiselle?

—Je m’appelle Rose-Anna.  Rose-Anna Soucy.  Qu’est-ce que vous venez de dire?

—Ainsi vous êtes deux fois fleur, dit le garçon sans répondre à la question.  Vous êtes Rose comme la beauté et Souci comme le chagrin.

—Vous parlez comme dans les poésies de mes livres d’école, remarque Rose-Anna d’un air légèrement ironique.

—C’est que je suis poète, mademoiselle Rose Soucy.  Est-ce que vous aimez la poésie, mademoiselle Rose Soucy?

—Qu’est-ce que vous avez dit tantôt, insiste Rose-Anna.  Vous parliez de retourner vers la mort?

—Est-ce que vous aimez la poésie?  redemande Émile.  Est-ce que vous aimez la musique, la beauté, est-ce que vous aimez l’Art, mademoiselle Rose Soucy?

Un peu décontenancée, Rose-Anna répond en hésitant :

—Bien sûr, j’aime la beauté, j’aime la musique, les fleurs, j’aime…

—Alors vous comprendrez, l’interrompt Émile.  Voyez-vous, je vis pour l’Art, la Poésie est ma vie.  Mais on veut que je sois matelot, on veut que je sois comptable.  On veut m’enfermer avec des colonnes de chiffres, on veut que je gagne de l’argent.

—Mais, monsieur Émile, il faut bien que chacun travaille pour gagner sa vie…

—Est-ce que ces papillons travaillent?  demande Émile en montrant le ballet d’ailes qui a repris autour du bouquet de Rose-Anna.  Qu’y a-t-il de plus important que la Beauté, qu’y a-t-il de plus beau que la Poésie?

—Ma foi, répond Rose-Anna d’un ton pincé, il y a la vie, il y a les enfants, la famille…  Au fait, quel est votre nom de famille, monsieur le poète?

—Nelligan.  Je m’appelle Émile Nelligan.  Peut-être vos enfants trouveront-ils mon nom dans leurs livres d’école.

—Peut-être le trouverai-je moi-même, dit Rose-Anna en souriant fièrement.  Je vais être maîtresse d’école, vous savez.  Et elle ajoute en relevant le nez :  je trouve que vous êtes bien prétentieux, monsieur Émile Nelligan!

Émile se tourne doucement vers le fleuve où sautent des moutons d’écume.

—Ainsi, vous serez maîtresse d’école, murmure-t-il.  Vous allez montrer les chiffres et la grammaire, et quand les petits vont regarder par la fenêtre et rêver, vous allez les punir.  Vous allez leur bourrer la mémoire avec des fables de La Fontaine et vous allez les gronder quand ils imagineront des oiseaux fabuleux, des princesses et des châteaux dans la lune…

Rose-Anna semble émue autant que choquée.  C’est d’une voix très douce qu’elle répond :

—Vous me semblez bien triste, monsieur Émile Nelligan.  Je vais enseigner la grammaire et les chiffres.  Vous dites que vous êtes poète : n’avez-vous pas besoin de savoir accorder les mots pour faire des poèmes?  Pour que vos vers aient un rythme agréable, est-ce qu’il ne faut pas savoir compter?  Vous dites que je vais punir les distraits et ceux qui rêvassent plutôt que de travailler.  Mais savez-vous bien qu'avant de les punir, d’abord, il faut les aimer?  On ne punit que ceux qu’on aime, monsieur.  Autrement on n’est pas pédagogue, on n’est que méchant.

Nelligan regarde longuement cette jeune fille si jeune, si belle, et tellement sérieuse, tellement sage déjà.  Il voudrait dire ce qui déchire son âme, mais cette fois il ne trouve pas les mots.  Il finit par balbutier, la voix tremblante :

—Oh!  Vous ne savez pas, mademoiselle Rose, à quel point je suis puni!  Je sais qu’on m’aime, parfois, mais vous ne savez pas comme il y a des méchants!  J’aurais voulu vous connaître avant, mademoiselle Rose Soucy.  Il est très tard, il est trop tard…

Et, se dressant face au fleuve et ouvrant les bras comme un orateur, il déclame :

Je sens voler en moi les oiseaux du génie.
Mais j’ai tendu si mal mon piège qu’ils ont pris,
Dans l’azur cérébral, leurs vols blancs, bruns et gris,
Et que mon cœur brisé râle son agonie.

Un long silence tombe.  Rose-Anna ne sait que dire, Émile semble perdu, comme ces enfants qui regardent par la fenêtre mais ne voient que l’intérieur de leur rêve.  Puis un goéland lance une longue plainte.  Le soleil, jusque-là bien caché, perce un trou dans les nuages et vient dorer toute la terre.

Alors Émile semble sortir de sa torpeur.  Il prend dans la poche de sa veste une feuille de papier pliée en six et, tout souriant, demande :

—Voulez-vous me donner votre bouquet, mademoiselle Rose Soucy?  Je vous offre en échange un poème que je viens d’écrire.  Vous le garderez en souvenir de notre rencontre, et moi je garderai vos fleurs entre les pages de mes livres.

Rose-Anna sourit à son tour.  Et alors, en cet après-midi du mardi  9 août 1898, dans le bas de la terre de Thomas Michaud, à Cacouna, il n’y a plus qu’un beau jeune homme de dix-huit ans, une belle jeune fille de dix-sept ans, et le parfum mêlé du foin coupé et de l’air salin.

* * *


Mon histoire pourrait s’arrêter là.  Mais je sens que vous vous demandez :  pourquoi nous raconte-t-il cela?  Qui était donc cette Rose-Anna Soucy?  Qu’est-il arrivé ensuite?

Je vais répondre à vos questions.

Ce qui est arrivé ensuite?  Éh! Bien, deux semaines plus tard, le 25 août 1898, Nelligan est reconduit à la gare par son ami Lucien Lemieux.  En montant dans le train, Émile lance cette phrase à Lemieux :  « N’oublie jamais que la vie sans amour, c’est la nuit ».  De retour à Montréal, Nelligan va traîner sa solitude et brûler son génie durant l’année suivante puis, le 9 août 1899, un an jour pour jour après sa rencontre avec Rose-Anna, il entre à l’asile, dont il ne sortira plus jusqu’à sa mort en 1941.  Quand sa mère a fait le ménage de sa chambre, longtemps après son départ, elle a jeté au feu tous les débris des fleurs qui avaient séché entre les pages de Verlaine, de Baudelaire, de Rimbaud, de Laforgue…

Rose-Anna était la fille de Eugène-Arthur Soucy et Arthémise Ouellet, de Saint-Antonin.  Arthur Soucy était un homme de ressources, à la fois cultivateur, commerçant de bois, maquignon…  On doit à sa descendance quelques grandes entreprises dans les domaines des pâtes et papiers, de la quincaillerie, du transport, de la haute finance.  Le 9 août 1898, Rose-Anna avait accompagné son père venu faire des affaires avec Thomas Michaud.  On ne sait pas si Rose-Anna a commencé sa carrière d’institutrice en 1898-1899; c’est peu probable, étant donné qu’elle s’est mariée le 9 mai 1899 à Thomas Levesque, mon grand-père paternel.

Je n’ai pas connu grand-père Thomas, mort accidentellement en 1907 alors que mon père Camille avait moins de deux ans.  Je n’ai pas connu non plus grand-maman Rose-Anna, décédée le 13 décembre 1944, soit à peine sept mois après ma naissance.

Mais un jour, -je devais avoir dix ou onze ans-, j’ai trouvé un vieux livre d’arithmétique élémentaire dans une caisse en bois, au grenier de notre maison, à Saint-Hubert.  Le livre avait beaucoup servi, visiblement; il était annoté d’une petite écriture bien nette, la même qui avait inscrit sur la page de garde : « Ce livre appartient à Madame veuve Thomas Levesque, institutrice ».  En le feuilletant machinalement, j’en ai fait tomber une feuille pliée en six.  Le papier était un peu cassant à l’endroit des pliures, les mots écrits à la mine de plomb étaient un peu effacés, mais j’ai pu lire ce texte, sans titre ni signature :

Laissez-le vivre ainsi sans lui faire de mal!
Laissez-le s’en aller : c’est un rêveur qui passe;
C’est une âme angélique ouverte sur l’espace,
Qui porte en elle un ciel de printemps auroral.

C’est une poésie aussi triste que pure
Qui s’élève de lui dans un tourbillon d’or.
L’étoile la comprend, l’étoile qui s’endort
Dans sa blancheur céleste aux frissons de guipure.

Il ne veut rien savoir; il aime sans amour.
Ne le regardez pas!  Que nul ne s’en occupe!
Dites même qu’il est de son propre sort dupe!
Riez de lui!…  Qu’importe!  Il faut mourir un jour…

Alors, dans le pays où le bon Dieu demeure,
On vous fera connaître, avec reproche amer,
Ce qu’il fut de candeur sous ce front simple et fier
Et de tristesse dans ce grand œil gris qui pleure!

J’avais dix ou onze ans.  Ne me demandez pas pourquoi, mais ce poème, je l’ai appris par cœur. Et quelques années plus tard, alors que j’étais au collège, quelle ne fut pas ma surprise de retrouver ce texte dans un livre, avec cette fois un titre et le nom de l’auteur : le titre c’est « Un poète », et l’auteur s’appelait Émile Nelligan.

Voilà pourquoi je vous ai raconté cette histoire. Mais il y a bien longtemps que j’ai perdu le vieux livre d’arithmétique, et avec lui le papier plié en six.  Alors, s’il vous plaît, ne me demandez pas de prouver que mon histoire est arrivée pour vrai.  Qu’il vous suffise de savoir qu’elle aurait pu arriver…


LA ROSE ET LE PAPILLON    Un texte de Richard Levesque


 

commentairesCommentaires

18

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  • A
    Annie
    temps Il y a 10 ans
    Pour ma part, il ne me serait pas venu à l'esprit de vous demander de prouver vos dires, M. Levesque. Je la prends comme une simple histoire, que la base soit véridique ou non mais c'est plate que vous ne trouviez plus le papier, vous auriez pu devenir riche!

    Merci encore et bonne semaine.
  • R
    Richard
    temps Il y a 10 ans
    @Annie: Riche? J'en doute. Au Québec, combien peut valoir un manuscrit de Nelligan? Tout au plus quelques centaines de dollars... peut-être seulement quelques dizaines. Bien moins, en tout cas, que la signature d'un joueur de hockey ou de baseball. Et puis, si j'avais le papier, je ne serais pas plus riche, car je ne le vendrais sûrement pas.
  • MRV
    Monique Roxane Viateur
    temps Il y a 10 ans
    Bonjour Richard,
    j,ai bien aimé ton blogue surtout parce que j'ai bien connu ma grand mère
    Rose Anna,de plus ma fille etait avec moi quand on a pris connaissance
    du beau texte du meilleur compositeur du bas du fleuve
    Salut merci,

  • MT
    M. Thériault
    temps Il y a 10 ans
    C’est un super de beau texte, touchant comme vous nous avez habitués, poétique… qui fait rêver. Une vraie belle histoire. Les dialogues : un délice. J’ai adoré du début à la fin. Je vais sûrement le relire.
    Je me demande quand même ce qu’il serait advenu de Nelligan s’il avait vécu à notre époque, sa fin aurait-elle été aussi triste? J’en doute.
  • M
    Mam'France
    temps Il y a 10 ans
    Cher Richard,
    C'est toujours un plaisir de te lire.
    XXX
  • L
    Lilly
    temps Il y a 10 ans
    Bonsoir Richard,quel plaisir de te lire ce soir...et que de bons et vieux souvenirs
    Merci de te raconter et d'écrire
    Sourires
    Lilly
  • R
    Richard
    temps Il y a 10 ans
    Merci à tous. Vos commentaires sont importants pour moi...
  • VT
    Val T
    temps Il y a 10 ans
    J'adore votre écriture à la fois belle et simple. Aussi, on voit très bien les caractères des personnages avec seulement quelques détails et dialogues. J'aimerais être capable d'en faire autant!
  • S
    Susane
    temps Il y a 10 ans
    Touchant, attendrissant, j'ai été bercée par le rythme du conteur et la poésie des images. J'ai pensé à Boris Cyrulnik qui disait: "Pour un écrivain, toute oeuvre d'imagination est un récit de soi, et toute autobiographie, un remaniement imaginaire." Merci d'être et de partager tes créations.
  • Y
    Yoann
    temps Il y a 10 ans
    Un peu ce romantisme dans ce bas-monde plein de violence et de noirceur.
    Merci.
  • R
    Richard
    temps Il y a 10 ans
    @Val T., Susane et Yoann: merci aussi pour votre appréciation. Vous flattez mon orgueil de conteur...

    @Tous: vous me pardonnerez, si je laisse LA ROSE ET LE PAPILLON jusqu'à la semaine prochaine? juste le temps de vous concocter une énigme de derrière les fagots, peut-être?
  • A
    a
    temps Il y a 10 ans
    Ouach, M. Levesque!!! Si vous prenez une semaine complète pour préparer une énigme, je sens qu'on va y goûter!
  • MT
    M. Thériault
    temps Il y a 10 ans
    En plus moi, pas très fine,j’ai été dire que je ne demanderais plus d’indices supplémentaires.
    J’aurais dû réfléchir davantage… Mon idée que mon propos est loin d’être tombé dans l’oreille d’un sourd. Ouin, j’ai aussi la drôle d’impression qu’on va y goûter à la sauce!!!!
  • A
    Annie
    temps Il y a 10 ans
    @M. Thériault: moi je n'ai rien dit de tel à M. Levesque. Je me ferai un plaisir de continuer de lui en demander...
  • MP
    Marie Paquet
    temps Il y a 10 ans
    "Qu'il vous suffise de savoir qu'elle aurait pu arriver..." C'est la beauté de l'écriture que de nous emmener dans des sentiers inconnus y faire des découvertes qui donnent du sens à la vie...
    Merci Richard pour ce beau texte auquel j'aime croire...

    Marie
  • T
    Tristan
    temps Il y a 10 ans
    Oui, Nelligan devait être exactement comme ça.

    J'ai bien aimé lire ce texte. On a l'impression d'être avec eux!
  • R
    Richard
    temps Il y a 10 ans
    Merci Marie et Tristan...

    À demain pour l'Énigme des cinq soeurs! Faut-il prévoir une provision d'aspirines?...
  • A
    Annie
    temps Il y a 10 ans
    Qu'est-ce que vous en pensez?

    J'ai déjà "hâte"...
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