Connaissez-vous Ti-Jean Gagnon?
Ce personnage est tiré d’une galerie impressionnante qui a fait l’objet d’une causerie prononcée par Mme Thérèse Thivierge-Belzile, à la Société d'histoire et de généalogie de Rivière-du-Loup, dont l’intitulé était Les originaux de mon patelin. Dans des termes savoureux, elle décrivit ce quêteux connu dans tout le Bas-Saint-Laurent qui serait né, selon certains, à Saint-Pacôme. Elle-même le dit originaire de La Pocatière.
Le quêteux Gagnon fait encore parler de lui de nos jours; Mme Thivierge, quant à elle, a essayé en utilisant un vocabulaire imagé de nous transmettre ce qui se disait sur ce personnage grandeur hors nature. Fruit de la rumeur ou légende urbaine?... mythe ou fantasme?... peu importe la provenance et la part de réalité, pourvu qu’à la lecture vous éprouviez du plaisir!
Un extrait de sa conférence fut publié dans un des bulletins de la Société en 1990. Nous promettons aux lecteurs du site infodimanche.com d’y revenir ultérieurement pour vous présenter d’autres originaux de notre patelin.
Par Élisabeth Dionne
membre et publicitaire de la Société d'histoire et de généalogie de Rivière-du-Loup
Chaque printemps, plus précisément le 1er mai, les portes de la prison s’ouvraient toutes grandes. On y voyait sortir un petit homme, replet, bien vêtu (grâce à la générosité du geôlier et des employés de l’institution) rougeaud, cheveux blancs mais rares, c’était Ti-Jean Gagnon.
D’un pas de course, il montait la rue Lafontaine. À ceux qui l’interpellaient il disait d’une voix inintelligible : « laissez-moi, j’vas au dépôt. » Le dépôt, pôle d’attraction qui a embellit sa vie. Les trains le médusaient et furent pour lui le moyen de locomotion qui lui permettait de voyager clandestinement de La Pocatière où il était né à Trois-Pistoles, terminus de ses activités.
Pas un ne savait comme lui s’introduire dans les wagons de fret en marche, se faufiler entre les trains pour atteindre celui qu’il avait choisi pour partir. Il avait l’adresse du chat, animal astucieux qui, lorsqu’il a décidé, obtiendra par finesse l’objet convoité. De cet animal, il n’avait que l’agilité, quant à l’intelligence, on lui aurait donné l’âge mental de sept ans environ.
Très jeune, ma ville natale fut sont port d’attache. À l’âge où les garçons fréquentaient le collège, il était leur commissionnaire. C’est là qu’on a commencé à lui jouer des tours, pendables, dont il fut victime toute sa vie. Se faisant prendre à tout coup, au lieu de se défendre ou pleurer, bon enfant il riait béatement.
Lors de la Conscription en 1915, il fut appelé à passer les examens réglementaires. Il se présenta à l’Arsenal, tout heureux, croyant être intégré au 189e bataillon. Il en sortit penaud, un vieux fusil sous le bras. À ses compères qui l’interrogeaient, il leur répondit : « Il a dit que j’étais idiot, j’ferais pas ben un soldat. » Et il reprit le train.
Désormais on le verra avec son arme. Il l’aimait au point de lui parler à haute voix. Y a 7 coups! disait-il. Ce fusil le protégera des coups ou des injures qu’on aurait pu lui infliger.
Un jour qu’il quêtait par les grands chemins il s’approche d’une maison très huppée et frappe à la porte. Une dame vint ouvrir avec une moue un peu snob. Elle demande ce qu’il voulait. « La charité pour l’amour du Bon Dieu, s’il vous plaît ma bonne dame. Ici les quêteux frappent à la porte d’en arrière », de répondre sèchement cette dame. Et Ti-Jean Gagnon obéissant, contourna la maison pour frapper deux minutes plus tard, à la porte de service de la même maison. La même dame réapparut et répéta plus vivement que la première fois : « Que voulez-vous encore? La charité, ma bonne dame. » Cette fois elle répondit brusquement : « Ici on ne donne pas aux mendiants. » Ti-Jean répondit : « Vous pouviez pas le dire à la porte d’en avant? » Puis il s’éloigna en bougonnant.
Pour 0.25¢ on le faisait danser et chanter une demi-heure. Devenu encombrant on n’avait qu’à sortir une corde pour qu’il s’en aille. Il avait une peur fébrile des cordes. Un jour des adolescents sans scrupules le pendirent à la poutre d’une étable. Voilà le pauvre Ti-Jean rouge. Bleu, ballant comme un pantin à la joie de ces jeunes gens. On le détache presque suffoqué. Quand il reprit connaissance, il dit : « Ai ben failli mourir ».
Un loustic employé à la gare lui demanda d’acheter pour lui, deux wagons de pommes de terre d’un cultivateur du Nouveau-Brunswick. Le télégramme envoyé en bonne et due forme la semaine suivante, les légumes arrivèrent. On cherche l’acheteur, on le trouve enfin. Il arrive tout essoufflé sur le quai du « dépôt »; on lui remet les factures et l’auteur de ce tour se sauve derrière les bureaux du Canadien National tout en surveillant les agissements de Ti-Jean. Colère du vendeur, blâmes des préposés aux wagons, ce pauvre Ti-Jean pris de panique pleure à genoux, demande grâce et dit : « C’est le beau fou de Jos qui m’a joué ce tour. Je créyais devenir marchand, cé pas de ma faute. »
Un policier intervient, les curieux forment cercle, c’était pour lui l’heure H. Tout-à-coup cet homme de la police lui dit : « Ti-Jean viens t’en en prison »! En attendant prononcer ce mot, il eut un éclair de génie, sa figure s’épanouit d’un large sourire et dit : « Oui en prison pour l’hiver! »
Foncièrement honnête, il n’aurait pas volé un sou. L’automne il dérobait une poule, chipait un dollar afin de passer à l’abri la saison des froids et des tempêtes. L’été il couchait dans les granges dans le foin. Les fermiers lui donnaient son déjeuner et il partait pour la gare en chantant.
La guerre terminée, au retour des militaires il y eut le défilé des bataillons du bas de Québec, à Rivière-du-Loup. La ville avait pris un air de fête : la rue principale pavoisée, la foule attendait patiemment sur les trottoirs. La parade commence. De loin on aperçoit les officiers en grande tenue, à cheval sur leur pur sang précédés par Marlette, triste mascotte vêtu de sa bure, coiffé d’une toque de loup-marin, deux rangées de médailles militaires sur la poitrine il ouvrait le cortège, et le défilé se terminait par Ti-Jean Gagnon, casque colonial sur la tête, vêtu d’un uniforme de soldat et son fusil sur l’épaule.
Note aux lecteurs
Mme Marguerite-Thérèse Thivierge est née deux jours avant son baptême le 15 décembre 1907 à la paroisse Saint-François-Xavier. Ses parents, Ernest-Amédée Thivierge, marchand général et Marie-Anne Michaud, se sont épousés le 11 février 1907 à l’Islet-sur-Mer. Élevée sur la rue Lafontaine, au coin sud de la rue Laval, là ou son père tenait commerce, Mme Thivierge était connue comme soliste dans les chœurs.
Voici en quels termes elle présente ces originaux : « J’ai situé ces portraits vers 1919. C’est l’après-guerre. Il flotte encore dans l’air un parfum, un je ne sais quoi de la Belle Époque. Mais ce n’est plus tout à fait elle. Cette année et celles qui suivront sont un pont, plutôt une escale entre la fin de l’Âge d’or et celle de l’ère atomique. Au moment de décrire ces personnages insolites, c’est toute mon enfance que je revois à travers la lanterne magique en vogue à cette date et qui me fascinait tant. »
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