Il était une fois... la navigation d'hiver sur le St-Laurent
M. René Viel, de regrettée mémoire, avait recueilli une lettre du capitaine Deslauriers, écrite à Tadoussac en janvier 1913 et transmise à M. Jean Guay, ingénieur civil de la ville de Québec. Nous avons respecté la façon dont la lettre a été présentée dans le bulletin en totalité; l’équipe avait numéroté chaque paragraphe de 1 à 16.
- Élisabeth Dionne, janvier 2010
La navigation d’hiver sur le fleuve Saint-Laurent vis-à-vis Rivière-du-Loup a déjà été une réalité, il y a maintenant plus de 80 ans.
En effet, à compter de 1909, et pendant plusieurs années par la suite, le vaillant petit « Mahone » de la Compagnie Trans Saint-Laurent assura une liaison régulière hiver-été entre Rivière-du-Loup et Tadoussac, en plus d’effectuer des voyages spéciaux jusqu’en Basse Côte-Nord.
Nous devons à l’un de nos membres, M. René Viel, le plaisir de pouvoir prendre connaissance de très intéressants faits et commentaires à ce sujet, écrits par le capitane du « Mahone », M. Jean-Benoît Deslauriers. (Introduction du bulletin vol. 1 no 4, avril 1990)

Le Mahone amarré au quai en hiver.
Tadoussac, Saguenay
27 janvier 1913
À M. Jean Guay, ingénieur civil, Québec.
Je reçois votre lettre du 25 courant et j’y réponds par le même courrier.
1.- Nous avons traversé quatre fois en janvier à date, 1913.
2.- Nous n’avons presque pas vu de glace sur le fleuve cet hiver.
3.- Celle que nous avons rencontrée n’avait pas plus de 3 po., bien mesurée.
4.- C’est le 4e hiver que je suis sur le « Mahone », capitaine au service de la « Trans Saint-Laurent ».
5.- Je ne parlerai pas des mois de novembre, décembre, mars et avril, où nous avons toujours fait la navigation aussi facilement qu’en été.
6.- Nous avons toujours fait quatre voyages à Rivière-du-Loup, dans le mois de janvier et quatre voyages dans le mois de février de chaque année.
7.- Au dire de huit octogénaires de Tadoussac, l’hiver 1912 a été l’un des plus rudes et des plus sévères que nous ayions jamais vus… et cependant nous avons fait nos voyages à Rivière-du-Loup quatre fois en janvier et quatre fois en février, à date fixe, régulièrement.
8.- Depuis quatre ans, nous avons fait en hiver quatre voyages aux Sept-Iles, Côte-Nord, et un voyage à Pointe aux Esquimaux.
9.- Nous avons fait, monsieur, toute cette navigation, malgré les tempêtes quelquefois très fortes de vent nord-ouest, malgré les grands vents de l’est, malgré le brouillard, malgré la neige, souvent sans phares, sans lumières, sans bouées aucune, avec un petit « Mahone » de 84 pieds de longueur et de 24 c.v. seulement.
10.- Par exemple, je dois avouer que J’ai six bons hommes d’équipage qui n’ont pas « froid aux yeux »; c’est pourquoi nous avons toujours été de bonne volonté, confiants de la Providence, mais malgré de rudes secousses quelquefois, nous n’avons jamais craint encore que la fin du monde nous tombât sur le dos.
11.- Donc, cher monsieur, dans mon humble opinion personnelle, comme navigateur et capitaine de vaisseau, je n’hésite pas de dire et à affirmer maintenant que la navigation d’hiver est possible et relativement facile dans cette partie-ci du pays, car enfin, si nous avons pu faire cette navigation avec notre petit « canot » que ne ferait-on pas avec un bateau convenable et construit à cette fin?
12.- Donc, aussi, cher monsieur, vous pouvez le publier et vous ne le publierez jamais assez – ce sera l’honneur et la gloire de la compagnie Trans-Saint-Laurent d’avoir résolu le problème de la navigation d’hiver dans nos parages, c’est-à-dire d’avoir prouvé la possibilité et la facilité de la navigation d’hiver de Québec à l’Ile d’Anticosti.
13.- Aussi, je ne crains pas d’aller plus loin en hiver, avec un bateau résistant, quand même ce ne serait que pout étudier le mouvement de la glace car jusqu’à preuve du contraire, je suis d’avis que la navigation d’hiver doit être praticable dans tout le golfe.
14.- C’est pourquoi mon cher monsieur, je vous dirai, sans esprit de critique, et avec la plus grande impartialité, que vraiment, ici, on ne comprend absolument pas les démarches que fait le gouvernement pour la navigation d’hiver dans cette partie-ci du pays. Ainsi, chaque hiver depuis quelques années, le gouvernement équipe toujours l’un de ses plus solides bateaux, monté par les marins expérimentés, pour des croisières dans le bas du fleuve ou au golfe. Ce voyage est toujours annoncé comme un fameux voyage au pôle Nord; tout le pays sait par le fil Marconi les allées et venues du navire du gouvernement.
La presse célèbre son retour – car ils reviennent toujours – avec grand fracas, tellement, on s’est apitoyé sur le sort du pauvre équipage qui semblait parti pour l’au-delà. Et le résultat ou plutôt le verdict est toujours le même : la navigation d’hiver est excessivement difficile et dangereuse, pour ne pas dire impossible». Et voilà. Cependant, nous avons notre « Copeau » nous faisons sans choisir les temps les mêmes voyages que les navires du gouvernement, nous passons dans les mêmes eaux, nous rencontrons toujours en hiver ces navires à chacun de leurs voyages, et nous persistons à prouver la facilité d’une navigation d’hiver capable de faire disparaître même l’inquiétude de nos femmes.
En résumé, mon cher monsieur, la Chambre de Commerce de Québec a-t-elle réellement été saisie du « pour et du contre ». A-t-elle jamais fait la comparaison? Évidemment non, et nous sommes convaincus qu’avec nos solides vaisseaux du gouvernement si bien équipés, si on le voulait, on pourrait faire facilement la navigation d’hiver dans le bas du fleuve et au golfe, surtout en utilisant nos magnifiques ports naturels.
15.- Tous les faits relatés ci-dessus sont si vrais, mon cher monsieur, que je n’en crains pas du tout la publication; vous pouvez publier ma lettre sous ma signature dans n’importe quel journal et dans tous les journaux, si le cœur vous en dit : elle servirait de réponse aux détracteurs de la Cie Trans-Saint-Laurent et elle secouerait la torpeur de quelques intéressés.
16.- Je ne veux pas terminer sans vous dire, mon cher monsieur, combien la population du Saguenay vous est toujours reconnaissante et sait apprécier les efforts avec lesquels vous prenez toujours ses intérêts auprès de la Chambre de Commerce de Québec.
Votre tout dévoué,
(Signé) J.-B. Deslauriers
Capitaine du « Mahone » de la Cie Trans-St-Laurent
« L’Action Sociale »
Du 3 février 1913
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