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À 4h dans le tunnel

durée 2 février 2019 | 06h00

La nostalgie est impatiente et pour souligner les 20 ans de la fin de ma cohorte et, surtout, pour compenser le fait que j’ai manqué les dernières retrouvailles, je vous propose une série de textes rappelant cette époque, rappelant aussi le Rivière-du-Loup des années 90 et sa mythique école St-Pierre…

On regarde peu le ciel quand on est jeune. Le sol, beaucoup.

De toutes les émotions qui se sont vécues sur Terre depuis le début de la présence de l’Homme, celles qui se rangent du côté de la joie, parmi toutes les joies vécues donc, de la Mongolie jusqu’au Groenland en passant par l’Afrique du Sud et St-Arsène, aucune, c’est impossible, n’a pu rejoindre en intensité celle qui m’a habité en sortant de l’autobus jaune qui me menait depuis 11 ans à l’école Sacré-Cœur, puis Vézina, puis St-Pierre, quelque part autour du 20 juin 1998. Dès que j’ai mis le pied par terre, j’ai laissé tomber mon sac-à-dos, j’ai couru sur la pelouse verte un peu jaunie vers je sais pas où, c’était pas très grave puisque je volais, et la joie voulait me défoncer le thorax tandis que je réalisais à peine, pleinement en fait, ce qui m’arrivait : j’avais fini l’école. Pour toujours.

À moi l’été éternel.

Salut mes profs ! Salut tout le monde qui travaille dans cette école ! Salut chauffeur de bus ! Salut les autres ! Salut tout le monde ! On ne se reverra plus jamais !

À moi les terrains de baseball. À moi les journées complètes passées devant des jeux vidéo. À moi la forêt. La vie s’ouvrait comme si quelqu’un avait sacré un coup de pied dans la porte de la prison et avait hurlé : vous êtes libres !

On se demandait bien d’ailleurs ce qu’on avait pu leur faire pour nous infliger ça. Onze ans d’école. Mais ils sont fous ! Onze ans. Quel crime coûte onze ans de prison? On n’avait rien fait. On voulait juste s’amuser. Onze ans…

J’avais 11 ans quand j’ai pris l’autobus par un frette matin de septembre pour me rendre à ma première journée d’école au St-Pierre. Les parents viennent avec vous à 5 ans pour monter dans le bus pour la première fois (il me semble), mais à 11 ans… cette époque est révolue. Débrouille-toi. Un sac-à-dos trop gros, une boîte à lunch un peu molle. Une sandwich, un jus, un Joe Louie (thématique). Des légumes sûrement. Un habit neuf. Des souliers neufs. Des bas neufs. Un frère neuf. Le même, mais vu de là, dans ce nouveau décor, il était comme neuf aussi. Et, plus nouveau encore : la peur. Pas celle un peu bête de quand on a 5 ans. La vraie peur.

Terrifié, je voyais monter tous ces nouveaux visages dans le bus, un à un. Les Grands. Ça avait pris 6 longues années à devenir un des Grands et là... il y en a, c’était des vrais Grands. Seize ou Dix-sept ans. Du poil au menton. Parlent fort. Ri. Poussent. Regardent. Jugent.

Ah ben. Le p’tit Gagnon.

Je pesais en effet à peu près le même poids que disons 6 poulets.

Bon ok cinq. Et ma tête arrivait à peu près la hauteur du nombril de tout le monde.

Hhhhh

Fini la vie pépère à St-Ludge. On allait traverser le pont de la rivière. Ça va trop vite. Laissez-moi ici ! Je me porte volontaire pour doubler ma 6e ! Aaaah merde. Trop tard. On descend la côte Amyot. On vire sur Frontenac. On descend la côte Frontenac. On arrive au coin de la rue St-Pierre. On tourne. Merde merde merde.

On se parke. On sort. C’est quoi ça?

Un tunnel.

Doté d'une infrastructure qui aurait pu faire rougir bien des architectes de l'âge d'or du communisme, l'école St-Pierre se découvrait via un tunnel qu'on ne pouvait qu'imaginer le jumeau du même qui mène en enfer. Son teint de poumon de fumeur en phase terminale et son odeur de plastique brûlé avait au moins le mérite de nous faire croire que ça sentait bon à l'intérieur, ce qui d'ailleurs était le cas.

Mais… comment… pourquoi… on doit passer… par là? Y’a pas une autre porte pour entrer, mettons, direct dans notre case?

On marche (tiens, on n’est plus en rang…) en serpent un peu obèse, on choisit si on va passer par la gauche ou la droite, bon on choisit pas vraiment parce que le mouvement vous entraîne d’un côté ou l’autre, et on descend une pente qui doit avoir… je sais pas moi… 6 degrés d’inclinaison. La lumière est incapable de se frayer un chemin dans ce damné tunnel et il fait sombre, déjà, encore, depuis toujours, qui sait, mais une chose est sûre, il est neuf heures moins quart du matin et combiné (le pas de soleil) avec la fumée de cigarette…

Des gens… fument?

… on se dit que ça a pas fini de descendre cette histoire.

Une bonne trentaine, quarantaine fument, donc. Certains en manteaux de cuir. Des chaînes pour protéger leur portefeuilles.

  • Check les flos.

Achevez-moi tout de suite. Personne ne va survivre. On va se faire molester à coup de fléaux d’arme c’est sûr.

Transition brutale que celle entre le primaire et le secondaire. On connaissait tout le monde et là… on se reconnaît à peine. Pourquoi ils ont pas fait une école secondaire à St-Ludger avec les mêmes personnes? Là, on se retrouve avec des gens de la ville ! On les connaît pas ! Deux-mille personnes ! Aussi bien dire deux-cent-mille ! Deux millions tiens !

« On demande Amélie Ouellet à la réception, Amélie Ouellet. »

Ouah. Une voix qui vient du plafond.

On m’indique où sera ma case. Un premier appartement.

  • Tiens, ton cadenas.
  • Pourquoi?
  • Ben pour pas te faire voler.
  • Voler quoi? Mes livres? Qu’ils se servent…
  • Non. Ton coat. Tes bottes. Je sais pas.

Reste que le plus grand problème quand on est petit, c'est qu'on est petit.

  • Ok. Peux-tu… mettre mes bottes en haut s’te’plait? 
  • Fais-lé toé.

 Ce sera chacun pour soi.

 

commentairesCommentaires

7

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  • J
    Julie
    temps Il y a 5 ans
    La rentrée des petits nouveaux de cette école ne se faisait pas le même jour que la rentrée des grands. Je m'en souviens j'étais là et tout c'est bien passé. Au moins à cette école vous avez appris à écrire sans trop de faute. Par contre avez-vous appris à grandir ?
  • JC
    Julie Clavet
    temps Il y a 5 ans
    Aïe aïe aïe, je m'y retrouve aussi! Impatiente de lire le prochain!!
  • D
    Danielle
    temps Il y a 5 ans
    C'est bon de te retrouver Louis, toujours aussi subtile, intriguant et coloré.
  • L
    Louka
    temps Il y a 5 ans
    Trop bon
  • ÉO
    Émile-O
    temps Il y a 5 ans
    Ça ressemble au début d'un bon roman. Hâte de lire la suite.
  • CF
    Charles F.
    temps Il y a 5 ans
    Ouf!!! J'ai fait un voyage dans le temps lors de ces quelques lignes. Je partage les mêmes images, les mêmes impressions, les mêmes émotions. Quelle belle plume vous avez M. Gagnon.
  • H
    Hélène
    temps Il y a 5 ans
    Merci pour ce texte. Au secondaire dans le debut des années 1980,il y avait une légende urbaine qui disait qu'un gars était venu chercher sa blonde de l'époque dans le tunnel avec sa voiture. Quelques années plus tard , ce gars la est devenu mon mari et oui s'était vrai pour la voiture.Apres cet incident, des rampes avaient été installes dans le dit tunnel. Comme il nous a quitté il y a quelques mois ce souvenir m'est revenu et m'a permis de penser a lui avec un grand sourire.C'est un plaisir de vous lire.
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